• Sarraute (1900-1999) est un auteur de roman, mais aussi de théâtre et d’essais. Très connue notamment pour son autobiographie Enfance (1983). Activité littéraire qui se développe particulièrement à partir des années 50, exemples de romans : Portrait d'un inconnu (1948), Martereau (1953), Le Planétarium (1959) et Les Fruits d'or (1963) + Prix international de littérature.Ex d’essais : L'Ère du soupçon (1956).

    Par conséquent, elle est rattachée au Nouveau Roman, mais elle a commencé à écrire plus tôt, dans les années 30. En effet, Tropismes est un ouvrage plus contemporain que Michaux (Mes propriétés: 1930; La Nuit remue: 1935) et que Robbe-Grillet. Tropismes date de 1939 (éditeur Denoël), puis réédition de Tropismes aux Éditions de Minuit en 1957 (suppression d'un texte de l'édition originale de 1939 et ajout de 6 nouveaux). Sarraute débute l’écriture de Tropismes vers 1932, compose l’ouvrage entre 32 et 38. 1ère publication chez Denoël = 19 textes. Peu de succès, hormis avis positifs de Sartre, dès 39 pour Tropismes. Très fort écart esthétique (notion de Jauss). Réédition de 1957 = 24 textes. En ajoute 6 nouveaux (Tropismes XIX à XXIV) écrits entre 1939 et 1941. Ouvrage finalement connu en 57 grâce à Jérôme Lindon, à la tête des éditions de Minuit => Sarraute est rapprochée de la mouvance d’auteurs qu’on rattache au Nouveau Roman, ce qui est renforcé par la publication de Tropismes aux Editions de Minuit. La publication de son essai en 56 de L’ère du soupçon justifie encore l’appartenance au Nouveau Roman. Quand Tropismes est publié, Sarraute a déjà publié 2 romans (en plus de l’essai de 56): Portrait d'un inconnu et Martereau.

    Préface Ère du Soupçon (doc 1) :

      • revient sur la composition de Tropismes pour insister sur une forme de spontanéité. Elle prend ses distances avec une conception très intellectuelle et expérimentale du Nouveau Roman.

      • La préface définit la notion de tropisme qui est au coeur de l’écriture de Sarraute («mouvements indéfinissables» etc.). Ils sont en deçà du langage, ce qui justifie la quête d’une autre forme de littérature. Il faut donc de nouvelles techniques littéraires, et creuser les apparences pour voir les enjeux réels derrière les conversations (=> les tropismes se développent dans le rapport à autrui).

      • Explique ainsi pourquoi elle tournée vers une forme de nouveau roman.

      • Elle présente ensuite les articles qui sont rassemblés dans l’essai L’ère du soupçon et remet en contexte la composition de ces différents articles.

        => rapprochement avec le Nouveau Roman («certaines idées … base essentielle»).

     

    I/ Du Tropisme psychologique et tropisme littéraire (axe : l’oeuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur)

    A) Tropismes, définition (cf. conférence Amiens Ann Jefferson)

    Terme choisi par Sarraute mais ne l’invente pas. Déjà utilisé, par ex par Gide au sens psychologique. A l’origine terme scientifique qui renvoie aux mouvements des plantes en réaction à des stimuli. Voir article Trésor de la Langue Française. Conférence Ann Jefferson: Sarraute s’inscrit dans un contexte antérieur à la psychanalyse, s’inspire d’autres conceptions psychologiques. S’intéresse aux automatismes, notion de subconscient et non d’inconscient (Sarraute est critique à l’égard de Freud). Imaginaire de la profondeur chez Sarraute. Volonté d’explorer et de plonger vers zones cachées: notion de « sous-conversation» ou encore image de la conscience comme «eau dormante au fond de laquelle s'élaborent de lentes et subtiles décompositions» (L’ère du soupçon).

     

    Notion de tropisme est essentielle car informe toute l’oeuvre de Sarraute.

    Déf° des tropismes selon Sarraute = mouvements infimes de la conscience (extrait préface de L’ère du soupçon (doc p1 et p3) ou encore Le langage dans l'art du roman, (1970), doc. p3)

    = mouvements instinctifs d’expansion et de rétractation, sans réflexion ni choix, stade prérationnel et en deçà du langage, confus, liés aux relations interpersonnelles.

    => Sarraute envisage écriture comme entreprise d’exploration destinée à mettre au jour des phénomènes psychologiques peu visibles.

    => littérature vise à cerner réalité (psycho).

    => Phénomène constant qui nécessite de nouvelles techniques littéraires pour les mettre au jour. Littérature pour Sarraute = mouvement de dévoilement de l’invisible, de ce qui est en perpétuel mouvement => nécessité évolution des formes littéraires de la représentation pour dévoiler réalités encore inconnues.

    => Tropismes = dimension expérimentale; forme du récit bref se prête particulièrement à l’expérimentation.

     

    B) Tropismes et littérature

    Relation entretenue par Sarraute aux auteurs qui la précèdent est influencée par ces 2 éléments : la recherche des tropismes et l’élaboration des moyens littéraires pour les saisir. Donc Sarraute justifie sa modernité littéraire et sa nouvelle écriture par cette recherche (préface Ère du soupçon). Pour elle, techniques à disposition sont insuffisantes. Nécessité d’un progrès et d’une transformation radicale des formes littéraires et romanesques => se détourne du roman dans sa 1ère oeuvre Tropismes.

    - Voir Ere du soupçon, doc. p. 4-6; Sarraute prend l’exemple de Dostoïevski, qu’elle considère comme une sorte de précurseur (avec d’autres, comme Kafka ou Joyce etc.). Elle analyse le fonctionnement des personnages de Dostoïevski et montre les moyens utilisés par cet auteur pour rendre compte des mouvements intérieurs (les tropismes). Sorte d’intuition des tropismes mais sans les moyens littéraires adéquats pour les représenter. Dostoïevski tente alors une forme d’extériorisation de ces mouvements.

    - Dostoïevski est lu par Sarraute par rapport aux tropismes :

    - voir importance interactions et rapport à autrui dans le développement des mouvements intérieurs = définition même des tropismes.

    - Extrait «De Dostoïevski à Kafka» => accent sur la composante dynamique des tropismes + du caractère essentiel du rapport à autrui.

    - + Pb de leur représentation et mise au jour, car tropismes relèvent de ce qui est antérieur au langage; en plus d’être des mvts intérieurs et infimes. Limites de la conscience, trame invisible de l’existence; mvts élémentaires. Sorte de théâtre intérieur.

    Recherche des tropismes + mise au jour passe aussi par exploration des formes littéraires chez Sarraute, ex. le théâtre plus tard dans sa carrière (1967 : Le silence et surtout en 1982 Pour un oui pour un non).

    Tropismes = Longue genèse : 5 ans + période de reprise lors réédition // difficulté du projet = saisir les tropismes et trouver langue pour mener à bien le projet.

     

    => Importance du travail sur le langage :

    Voir conférence Sarraute + «Le langage dans l’art du roman» (vers 1969), (cf. dernières pages doc).

    - Oppose usage poétique et usage ordinaire du langage, remarque que le roman recourt à la prose et au langage qui vise à communiquer (= celui qui s’efface devant ce qu’il est chargé de communiquer); or Nouveau Roman revendique le roman comme art, donc utilisation spécifique du langage => insistance sur son aspect formel. Langage comme matière de l’artiste.

    - Donc le langage du roman doit s’efforcer d’être un langage essentiel, pas que pur instrument ou transparence, travailler le langage pour aller plus loin que sa simple fonction de signification où langage s’efface derrière le message.

    - Pour Sarraute valeur (littéraire et artistique) du langage consiste non à informer mais à «faire éprouver au lecteur un certain ordre de sensations» (Pléiade p. 1685).

    - Par conséquent le langage littéraire possède des qualités qui le distinguent du langage commun par sa capacité à faire éprouver sensations : « c’est la sensation dont il est chargé, qu’il exprime et qu’il dégage par chacun de ses mots, qui donne au langage littéraire les qualités qui le séparent du langage commun.» (Sarraute, p.1686)

    => image de la souplesse = langage doit s’assouplir «pour se couler dans les replis les plus secrets de cette parcelle du monde sensible qu’il explore»

    => langage essentiel = celui qui exprime une sensation (une sensation vivante)

    => Sarraute oppose 2 langages et 2 sensations; d’un côté la mort (sensation réifiée, figée et langage cliché, termes de tout le monde qui immobilisent, figent et tuent le mouvement intime), de l’autre la vie = vie grouillante des tropismes + langage inédit, vivant, capable de faire ressentir cette sensation au lecteur.

    => Par conséquent les tropismes impliquent travail littéraire, les tropismes sont au coeur de la littérarité pour Sarraute. => Rapproche roman et poésie.

     

    C) Sarraute pose la question de la valeur de l’œuvre littéraire

    Pour Sarraute les propriétés de l’œuvre littéraire sont heuristiques, elles relève de la recherche, de la mise à jour de phénomènes invisibles. => Idée d’exploration de la réalité par la littérature. Donc les romans mettent en place techniques qui sont pertinentes pour leur époque, mais aucune valeur à imiter maintenant les techniques balzaciennes par exemple. Par conséquent, l’œuvre littéraire doit perpétuellement se renouveler, ce qui explique la dimension très moderne et expérimentale de Tropismes, en 39, mais encore en 57; d’où aussi le fait que Sarraute puisse être rattachée aux auteurs du Nouveau Roman alors qu’elle les précède.

     

    Nathalie Sarraute écrit dans Roman et réalité (1959): «La réalité pour le romancier, c'est l'inconnu, l'invisible. C'est ce qu'il lui semble être le premier, le seul à voir; ce qui ne se laisse pas exprimer par les formes connues et déjà utilisées. Mais ce qui exige pour se révéler un nouveau mode d'expression, de nouvelles formes.»

     

    => dimension formelle + expérimentations formelles essentielles pour Sarraute pour définir la valeur d’une oeuvre. Extrait Ère du soupçon montre évaluation des romans des prédécesseurs par rapport à la question des tropismes et aux formes littéraires inventées pour percevoir réalité intérieure = évalue valeur des techniques littéraires : ex. Dostoïevski.

     

    Valorisation de la notion de «soupçon» dans l’essai de 56 = une lecture active. Voir notamment refus du personnage et des types qui empêchent accès aux tropismes.

    => le lecteur sur le terrain de l’auteur = pénétrer les persos de l’intérieur et faire un effort d’interprétation constant. Tout n’est pas donné, brouillage encourage lecture active (ex. de Faulkner). Voir extrait DOC. p. 6-7 + Importance accordée à la découverte de la nouveauté (cf. fin de l’article).

     

    Repoussoir et mise à distance ironique de la figure du mauvais exégète et du mauvais lecteur dans Tropismes = cf. tropisme XI.

    - P3 peu caractérisée, mais un lieu «Collège de France» => imaginer certain contexte culturel. Figure du savant qui professe. On devine mise à distance malgré style a priori impersonnel (en ouverture du texte).

    - «très suivis» : phénomène de mode. Même si Sarraute efface contexte historique et dimension sociale, présence en arrière-plan d’un certain snobisme (voir + tard Les Fruits d’or).

    - Isotopie de l’amusement = marque amour-propre du professeur, rapport négatif aux auteurs. Sorte de divertissement mondain. Type de la mauvaise lecture.

    - Trivialité du rapport aux auteurs (dimension vaguement sexuelle) = ignore le texte, opération de réduction. Mouvement opposé à la conception de l’écriture et de la lecture de Sarraute.

    - «rien» : pronom indéfini + vise critique psychanalytique

    => marginalisation de la littérature (image finale); représentation critique de la société bête (consommation, vacuité, banalités). S’oppose au caractère essentiel de la littérature et du travail de la langue.

    => Rejet par Sarraute des méthodes toutes faites et systématiques.

     

    Rejet du cliché:

    - Tropisme XXIII. Individus qui sont des types = psychologie figée. Isotopie du lisse et du figé => sorte de carapace, impossibilité évoluer vs psycho et tropismes. Associé à conformisme social et relation de soumission au sein du groupe. Mise à distance également des personnages des romans traditionnels (cf. Balzac) = datés. Refus univers connu et convenable, contours nets, emprisonne. Image menante du rond, domination et oppression des insoumis. (voir XXIV : pris au piège dans un langage qui n’est pas le sien).

     

    Tropisme XI = rapport pervers à la littérature; volonté de figer et d’absorber. Mise à distance du savoir et de l’intellectuel pour un rapport plus personnel au texte. Pb de la préservation de l’intimité. Littérature pour Sarraute du côté de l’intime. Rejet des phrases toutes faites, de l’admiration de convention (Les fruits d’or).

     

    D) Le caractère expérimental de Tropismes: l'intérêt du récit bref

    L’organisation du recueil = Le recueil se compose de 24 textes indépendants les uns des autres.

     

    Problème de l’appartenance générique de Tropismes.

    - 24 textes = récits brefs. Forme narrative peu commune (Jefferson la rapproche de la forme de la prose allemande) => déstabilisant pour public.

    - Appartenance générique pas évidente. Dimension narrative des textes qui les rattache au récit (bref) mais pb de l’évacuation de nombreux repères trad du genre narratif. Sarraute bouscule les attentes du genre narratif = perso absents, des pronoms sans identité, anonymat, pas de continuité entre les textes même si des rapprochements possibles, on ne peut pas conclure à une identité de personnage. Pas vraiment d’intrigue, plutôt des scènes dans un temps étiré, indépendantes les unes des autres.

    - Par ailleurs dimension poétique forte (un critique envisage les textes de Sarraute comme des poèmes en prose) car importance du rythme et du travail opéré sur le langage, symétrie effet ouverture / clôture. Par ailleurs Sarraute rapproche elle-même roman et poésie.

    Une organisation complexe:

    - Pas d’ordre logique ni narratif, Sarraute l’affirme dans une lettre de 1971 : «aucun principe régissant l’ordre des tropismes». Pas classés selon ordre de composition : le plus ancien est le tropisme IX. Tropisme XVIII est le dernier de la série de 1939. Textes «mis dans un ordre qui donne du mouvement au livre et facilite le passage du lecteur » :

    - Ex. Points communs entre XXIII et XXIV, sorte d’esthétique de la variation qui permet une facilité de passer entre les 2 textes; thèmes abordés qui peuvent être rapprochés, ex. mauvais lecteurs en XI et XII; vieillesse en VIII, XV, XVI => également jeu d’échos entre textes qui ne se suivent pas => Lecture paradigmatique possible plutôt que strictement linéaire.

    - Réseaux d’oppositions, par ex entre intérieur/extérieur: séries de Tropismes qui s’opposent (repéré par le critique Jean Pierrot): I, III, VIII, XII, XIII, XVI = vie extérieure, influences urbaines vs II, V, VI, XIV, XX, XIII, XIV = dans espace clos (scène de la vie intérieure ou domestique), influences familiales.

    - Effets d’échos (+ poétique) :

    - rapprocher début de I et début de XXIII, mais tonalité de XVIII plus proche de X. Variation sur motif sortie magasins et fascination exercée par les objets.

    - Ouverture // + rythme // (8 syllabes) début I et début XXIV

    - Organisation poétique et système répétitions/variations dans V: anaphore «restait», répétition «entendait» p. 22, «semblait» p. 23 avec gradation rythmique; répétition de «escalier» p. 23

     

    Récit bref et expérimentation:

    Quête heuristique + quête langage => multiplie les tentatives et les approches. Chaque texte représente un phénomène indépendant et sa manifestation. Mise en perspective des 24 textes = approche non réductrice et non systématique de la complexité de la psyché humaine.

    Variétés des situations mais aussi dégager des constantes : tropismes sont dynamiques, liés au rapport à autrui, relèvent d’un fond universel et anonyme de la nature humaine, mouvants, imperceptibles.

    Brièveté adaptée au phénomène : fugacité, imminence, disparition // focalisation sur un instant étiré et hors chronologie pour saisir le phénomène + cf. Jefferson : brièveté liée aussi au fait que l’auteur est en train de chercher sa voix et de tester son langage.

     

    II/ L'exténuation du récit dans Tropismes (= autre sens de la brièveté; partie à mettre aussi en relation avec l'axe la représentation littéraire)

    Question de la modernité littéraire (Rabaté, fin cours sur le récit bref). Impliquant brièveté // épuisement.

    Ici exténuation = plutôt opération visant à éliminer ce qui peut faire écran au phénomène des tropismes.

    = Se débarasser d'une tradition et d'attentes de lecture obsolètes qui figent les phénomènes et relèvent de l'inauthentique (voir l'article en ligne “Tropisme et rhétorique de l'approximation, Pascale Foutrier).

     

    A) Le traitement du cadre spatial et temporel

    Possibilité retrouver traces éléments référentiels, permettant de situer dans l’espace ou le temps :

    • Quartier latin, années 30 (Jouvet, Tropisme XXIII), univers urbain contemporain de l’écriture ( I), appartements rue Gay-Lussac avec qq caractérisations (III)

      Eléments du quotidien: les vitrines des grands magasins (I), l’appartement type de l’enseignant (fin III), l’Angleterre (VIII). Scènes de la vie quotidienne : femmes faisant les magasins (XIII), femmes prenant le thé «la vie des femmes» (X).

    Mais refus de la mimesis et élimination des éléments traditionnels du récit:

     

    Pas de description précise :

    - comparer par ex. description pension Vauquer (Balzac) avec Tropisme VI:

    - Chez Sarraute : mention appartement, chambres, cuisine, salle de bain mais neutralité du décor. Pas de précision, des lieux désignés par leur fonction ou bien ils sont de purs cadres, de simples situations spatiales occupées par les individus et qui rendent compte des rapports de forces.

    - Références aux «choses» mais travail d’abstraction : envisagées en discours rapporté (discours narrativisé ou discours direct) = le tram, le déjeuner, le café … Mais les choses sont appréhendées comme des notions permettant l’exercice du rapport de forces et sa manifestation.

    - Eléments de langage qui témoignent de la présence sousjacentes des tropismes (qui meuvent la femme et les réactions des autres protagonistes).

    - Tropisme V :

    - décor urbain neutre = intérieur d’un appartement dont seul est décrit le papier peint du couloir, spectacle de la rue à peine esquissé

    - => Sarraute élimine les éléments de la description réaliste, abstraction, décor neutre, en vue de la mise en valeur des impressions (chaleur, sons, silence) et celle de vide et de menace.

    - Irréalisme de la représentation = éléments subjectifs qui dominent: ex. «Elle les sentait ainsi, étalés, immobiles derrière les murs, et prêts à tressaillir, à remuer.» + personnification de l’inanimé: «Et autour d’elle toute la maison, la rue semblaient l’encourager, semblaient considérer cette immobilité comme naturelle.»

     

    Représentation problématique de la temporalité : (Tropisme V)

    - temps étiré et itératif, effet de circularité (fin texte renvoie au début) => pas d’avancée possible du récit et de la temporalité. Isotopie de l’immobilité qui domine.

    - Absence d’actions (les seules sont envisagées et relèvent de l’hypothèse): («La moindre action, comme d’aller dans la salle de bains se laver les mains, faire couler l’eau du robinet, paraissait une provocation, un saut brusque dans le vide, un acte plein d’audace. » + «Tout au plus pouvaiton, en prenant soin de n’éveiller personne, descendre sans le regarder l’escalier sombre et mort, et avancer modestement le long des trottoirs, le long des murs, juste pour respirer un peu, pour se donner un peu de mouvement, sans savoir où l’on va, sans désirer aller nulle part, et puis revenir chez soi, s’asseoir au bord du lit et de nouveau attendre, replié, immobile.» => absence de réelle action).

    - Temps de l’attente dramatisé par une impression de menace imminente mais qui reste indéterminée (on devine qu’elle relève du contact avec autrui, ceux qui habitent dans la maison).

    - La perception objective ou vraisemblable du monde est mise en échec au profit d’impressions injustifiables du point de vue réaliste et qui ne visent pas à représenter la réalité mais plutôt l’intériorité du sujet et ses contacts avec l’extériorité.

     

    Contamination intérieur/extérieur (= manifestation des tropismes) :

    - Caractère menaçant du décor neutre = manifestation de l’intériorité; climat d’angoisse mal déterminé VIII: «L’air était immobile et gris, sans odeur, et les maisons s’élevaient de chaque côté de la rue, les masses plates, fermées et mornes des maisons les entouraient, pendant qu’ils avançaient lentement le long du trottoir, en se tenant par la main. Et le petit sentait que quelque chose pesait sur lui, l’engourdissait».

    - Métaphore du décor urbain dans VII: «Elle se mettrait devant eux pour essayer de les masquer un peu, pour qu’ils n’avancent pas trop, le moins possible, là, doucement» = éléments langagiers (clichés et stéréotypes) assimilés à des objets permettant de se cacher et d’échapper à la menace d’autrui. Se cacher derrière les clichés comme derrière un mur.

     

    B). Le traitement des personnages

    Galerie de personnages ?

    Les femmes : mise à distance de leur rôle conventionnel et de leur acceptation de cette condition.

    - X. Frivolité, mise à distance ironique par le narrateur qui joue avec les discours rapportés. Faire entendre voix de ces femmes et en faire ressortir la bêtise. Critique de la superficialité (le maquillage, l’image de la boulette grise) = vie inintéressante. Groupe des femmes représentatif d’autres groupes qui exercent une pression sur ceux qui sont différents, groupe qui puise sa force dans le stéréotype. Voir par ex. Le dernier tropisme : peur d’apparaître différent ou encore se cacher derrière paroles toutes faites et stéréotypées sur Utrillo (dont dimension d’artiste niée, comme c’est le cas de Rimbaud entre les mains du professeur du collège de France).

     

    Les stéréotypes : ex. Les vieillards qui jouent le rôle du vieillard et sont conformes à leurs stéréotypes (XVIII: «Un chat est assis tout droit, les yeux fermés, sur la pierre chaude. Une demoiselle aux cheveux blancs, aux joues roses un peu violacées, lit devant la porte un magazine anglais. Elle est assise là, toute raide, toute digne, toute sûre d’elle et des autres, solidement installée dans son petit univers. Elle sait que dans quelques minutes on va sonner la cloche pour le thé.» + «Son visage est immobile, elle a l’air de ne penser à rien.») => approche behavioriste, focalisation externe, figure appréhendée de l’extérieur, sur le même plan que le chat, pas de psychologie ni de caractère, incarne le stéréotype de l’anglaise, dans un décor également stéréotypés. Pas de pensée, pas d’intériorité, une simple extériorité. Scène hiératique : aucun tropisme n’affleure. Aucune angoisse mais aucune vie.

     

    Ceux qui exercent une domination (= stéréotypes) :

    - Relation souvent matérialisée par différence d’âge, à laquelle peuvent s’ajouter différence de genre (homme/femme) et relations familiale (VIII: Le grand-père cumule ces caractères auprès de l’enfant qui apparaît donc particulièrement comme une victime) => pas de personnages à proprement parler. Des figures qui restent très peu caractérisées, servent plutôt à montrer des fonctions et à rendre concrètes les interactions entre les individus.

    - XV du viol métaphorique : inégalités renforcées entre fille et vieillard (conventions sociales = l’invité, la différence d’âge, le genre etc). Vieillard joue un jeu sadique, exerce domination qui est aussi pénétration symbolique de l’intimité. Prononce noms propres pour les vider de tout contenu, deviennent étiquettes stéréotypées, perdent valeur référentielle (vidés de tout contenu imaginaire, vider perso fille de toute originalité ou expérience personnelle).

    - Points communs entre VIII et XV => pas le perso type du vieillard mais plutôt fonction qui montre une relation de pouvoir liée aussi à l’angoisse de la mort (VIII).

    - La force des choses et des stéréotypes => perso qui les représentent

    - La femme au foyer (VI) = vie domestique, puissance sur autrui exercée via les choses, mais pas un personnage à proprement parler. Fonctionne plutôt comme un exemple.

    - XXIII: la force du groupe cimenté par les clichés, dont existence semble justifiée par le fait d’être des stéréotypes («Et quant à tout cela, les clichés, les copies, Balzac, Flaubert, Madame Bovary, oh! ils savaient très bien, ils connaissaient tout cela, mais ils n’avaient pas peur – ils la regardaient gentiment, ils souriaient, ils semblaient se sentir en lieu sûr auprès d’elle, ils semblaient le savoir, qu’ils avaient été tant regardés, dépeints, décrits, tant sucés qu’ils en étaient devenus tout lisses comme des galets, tout polis, sans une entaille, sans une prise. Elle ne pourrait pas les entamer. Ils étaient à l’abri.») => valeur littérature ôtée. Idée de conformisme qui fait la supériorité du groupe sur l’individu. Opposition entre le figé, le tout fait et l’authenticité. XXIII : «Ils l’entouraient, tendaient vers elle leurs mains» => menace, volonté de s’approprier celui qui diffère. + Métaphore du lien et celle de la ronde = emprisonnement. Force du groupe, être comme les autres au prix de l’authenticité et de son individualité. Voir fin du texte.

     

    Donc anonymat et pronoms personnels sans référence précise. Opération d’abstraction, indétermination, refus typifier, pour se concentrer sur phénomènes inter. Cf. Crise du personnage, Nouveau Roman + propos de Sarraute dans L’ère du soupçon.

    - Utilisation de pronoms personnels P3 sans référent précis, rien sur l’identité, ne pas créer une personne, refus identité. Quelques infos mais travail d’indétermination maximale => arrive à une forme de généralité, protagonistes sont support observation phénomènes psycho et formes des interactions humaines.

    - Ouverture (I) : P6 mystérieux + modalisation («semblaient») = pb représentation, d’emblée rejetée + refus identifier les protagonistes = cf. Emploi verbes d’actions qui normalement ne renvoient pas à l’humain (généralement employé pour l’eau), donc sorte de masse informe, indistincte et non un groupe d’individus distincts, voir aussi l’isotopie du visqueux. Suggère comportement collectif pré-rationnel.

    - I = mise en avant de la fixité et des comportements automatisés, pouvoir paralysant de ce qui est fixe et réglé vs mobilité de la vie et tropismes = état profond proche de l’indéterminé et endeçà de la personnalité. Déshumanisation et réification qu’on retrouve dès le début de XIII (jeu d’échos).

    - => Refus de figer les phénomènes donc rejet des repères trop simples, que ce soit dans l’usage du langage ou le rapport aux personnages => Intérêt plutôt des opposition entre le groupe et l’individu, le langage mort et les phénomènes intimes vivants, lutte de pouvoir pour tout figer.

    - Voir présence des phrases toutes faites, proverbes etc qui renvoient aussi à l’absence de vie et au figé: XIII clôture sur du discours direct qui est en fait marqué aliénation et reprise discours d’autrui, parole toute faite, qui enferme dans un rôle. Conversations mécaniques, comportements mécaniques : «bien dressées»

    - Abondance proverbes et clichés dans XXI en rapport avec les liens de famille et les rôles tout faits qui créent un emprisonnement.

    - XIX : travail d’effacement de la référence, on devine enfant (joues lisses, suggère aussi certaine naïveté + réification totale de l’enfant devenu poupée et assigné à son rôle stéréotypé) et adultes, mais pas de précision, volonté de limiter au maximum les caractérisations

              • => scène cas particulier qui a une portée générale du fait de l’anonymat; cerner un phénomène qui va au-delà des individualités. Suite du texte montre en fait qu’il ne s’agit plus d’un enfant mais que l’individu est aliéné et prisonnier de ce rôle. Métamorphose en poupée est explicite en conclusion du texte.

              • Jeu des pronoms manifeste relation domination : «ils» fonction sujet vs «le» COD. Donc objet de leur action; la subit mais la désire => progression texte met en lumière phénomène d’aliénation.

              • - = variation sur les modalités de la domination, ici cas de complaisance par habitude de la part de la victime.

              • Effet de circularité (= composition poétique mais aussi effet d’enfermement et répétition infinie) : début du texte repris à la fin.

    C) L'intrigue ?

    Notion périmée selon Sarraute et incompatible avec la quête des Tropismes. En effet, voir ce que dit Sarraute en entretien en 1959: «lls se produisent avant l'action, aux limites de la conscience, avant même la parole, quand cela affleure à peine à la conscience. [...] Il y a ce fond anonyme, et de ce fond anonyme surgit la personnalité. Il constitue la base sur laquelle on construit sa personnalité. Mais ce fond est identique chez tout le monde.»

    => phénomène incompatible avec notion d’intrigue qui implique organisation logique et chronologique d’actions. Sarraute veut rendre compte de ce qui est en deçà de toute mise en intrigue.

     

    L’absence d’actions dans Tropismes :

    - Actions très limitées, quasi inexistantes, qq exs :

    - I = pas d’intrigue mais un déplacement spatial modalisé par une relation d’opposition entre mouvement et immobilité. 2 temps dans le récit : d’abord le mouvement visqueux aboutissant au regroupement puis l’immobilité figée devant les vitrines.

    - V = l’absence de mouvement, se cacher («elle restait sans bouger sur le bord de son lit»)

    - VIII = un grand-père se promenant avec son petit-fils, pas d’action à proprement parler (que la vie psychologique du grand-père)

    - IX et XV: très forte dramatisation de la scène or ne se passe rien, simple conversation entre 2 individus.

    - XVI : action minimale (par perso usés et donc incapables d’actions nombreuses) : promenade et café => exhibe l’absence d’action

    - XVII : pique-nique (ne se passe rien)

    - Narration qui refuse l’événement (V)

    • importance du silence et du vide (« Il y avait un grand vide sous cette chaleur, un silence ») + suspension de la temporalité (qui correspond à l’impression ressentie par la protagoniste): «tout semblait en suspens» + thématique de l’attente qui s’oppose à tout événement (seules actions possibles sont celles envisagées, elles demeurent du domaine de l’hypothétique => mise à mal de l’intrigue).

    • Non événement qui mobilise toute l’attention = quelques sons (on est dans l’infime, l’imperceptible extérieur et intérieur): «on entendait seulement» + «Elle entendait dans le silence, pénétrant jusqu’à elle le long des vieux papiers à raies bleues du couloir, le long des peintures sales, le petit bruit que faisait la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Elle entendait se fermer la porte du bureau.» => progression non logique ni chronologique, pas de causalité ou d’actions à reconstituer derrière ces sons, plutôt composition poétique du texte qui joue de la répétition et de la variation.

          • Des êtres associés à l’inaction, ex. XXII: «Mais à part, très rarement, ce petit geste timide, il ne se permettait vraiment rien.» Ici inaction liée à situation d’oppression, obligation d’être normal (par opposition à la vie de l’enfance).

    L’agitation comme signe de vacuité => pas d’intrigue non plus

    = Comportement répétitif, pas d’événements réels ; agitation vaine qui cache superficialité et vide des existences, besoin de combler par l’agitation et les phrases toutes faites (II, VI, X, XIII)

    => Rejet de la mimesis traditionnelle. Récit quasiment dénué d’éléments relevant de la mimesis traditionnelle (cadre spatiotemporel, action visible, personnages), ne s’occupe en quelque sorte que de l’expression du tropisme « à l’état pur ».

     

    III/ La quête de l'irreprésentable

    Les caractéristiques des tropismes posent problème pour leur représentation car ils sont dynamiques, anonymes, liés aux interactions avec autrui, en deçà du langage et de la conscience, et fruit d’une expérience et non d’une analyse. Par conséquent, placer les tropismes au coeur de l’oeuvre littéraire engage un autre rapport au langage et au récit.

     

    A) L'opposition entre le mouvant/vivant et ce qui relève de la fixité

    Système d’oppositions qui donne forme à de nombreux textes de Tropismes.

    Tropismes = du côté du mouvant, du vivant, du dynamique mais aussi de l’imperceptible, du fugace; par opposition au connu, au certain, au figé.

    Réseau d’oppositions qui rend compte aussi de la vie des individus. L'opposition au figé se retrouve à tous les niveaux. Ainsi le refus du personnage traditionnel (le type) relève aussi du refus du figé => réseau d’oppositions qui permet de comprendre le fonctionnement des tropismes et plus largement le fonctionnement société ou formes du langage. Par ex. :

    • I: opposition qui structure le texte entre la fixité et le mouvement. Opposition qui recoupe aussi celle des âges. A mettre en parallèle avec la figure de l’enfant; dans XVII, XIX et XXII => enfance semble associée à un dynamisme possible ou bien à un rapport vivant aux choses, plus authentique, par opposition au monde des adultes, figé et mort. Cette opposition rejoint une thématique de l’oppression par les dominants pour empêcher les individus de renouer avec les impressions de l’enfance ou bien pour fixer les enfants, les encercler, les faire attendre. Voir aussi l’attitude du grand-père et ses conséquences sur l’enfant (VIII) : sorte de contamination de l’enfant au fur et à mesure du texte.

    • X: clichés, phrases stéréotypées, en accord avec une existence sans intérêt, mécanique et figée. Usage pervers du langage qui vise à masquer la réalité, à s’étourdir + métaphore de la boulette qui désigne tout le caractère terne et figé de l’existence et son aspect dérisoire.

    • Fixité et mort symbolique qui relèvent aussi de l’intériorité: XIX, voir l’image du découpage réglé qui s’oppose à ce qui est mouvant et vivant. Négation de l’intériorité ou de l’originalité. Image de la lumière vs tropismes qui relèvent du vivant et de l’obscurité de l’intériorité.

     

    B) La question du langage: le danger de figer => comment garder vivant le phénomène (=> problème de la représentation des tropismes par le langage)

    Danger du langage mort, tout fait, qui fixe les phénomènes en mettant des étiquettes. Voir la conférence de Sarraute commentant son texte tiré de Tropismes («Le langage dans l’art du roman» (vers 1969)):

    • Refus d’employer le terme «timidité» = mot étiquette qui fige et fixe => impossibilité représenter phénomènes vivants et mouvants si fixés par un terme qui est le même quels que soient les phénomènes.

    • Sarraute se focalise sur la sensation, ne cherche pas à analyser avec langage psychologique, elle veut faire ressentir la sensation, en donner l’expérience par un traitement original du langage, il ne s’agit donc pas d’identifier et de nommer des phénomènes psychiques.

     

    Présence du cliché + mauvais usage du langage

    VII : banalités qui servent d’écran et de protection; bavardage rassurant :

    • «Pas devant lui surtout, pas devant lui, plus tard, quand il ne serait pas là, mais pas maintenant.» (…) «Elle se tenait aux aguets, s’interposait pour qu’il n’entendît pas, parlait elle-même sans cesse, cherchait à le distraire» + discours direct qui rapporte une série de banalités et de lieux communs , une conversation pour cacher ce qui ne doit pas être dit. => Parole qui meuble et qui occupe l’espace. Faire diversion.

    • On devine de vrais enjeux dans le non-dit (la sous-conversation) = personnage veut conserver son intimité (= impressions liées à l’art); éviter le rejet et maintenir une sorte de statu quo (clôture: «un sentiment placide de certitude, de douce sécurité, de contentement»).

    X : vie stéréotypée, absence de vie.

    • Contraste ironique entre le discours indirect libre du début et la fin du texte avec image de la boulette grise.

    • Un parallèle est établi entre l’existence et le bavardage, qui s’apparente à une sorte d’action qui ne se limite à échanger des banalités stéréotypées, très ritualisées (ou bien à faire des achats, eux aussi très ritualisés). - Domination du «on» = sorte de pensée collective figée, conformisme.

    XXI : proverbes et clichés structurent le texte, montrent la réification de l’individu et poids du regard d’autrui, nécessité fixité = conformisme langagier. Pensée toute faite. Parallèle entre l'ouverture et la clôture du texte => circularité. Désir de s’échapper = violence / cri et fuite en opposition avec l’immobilité et l’usage du langage commun. Opposition langage / cri.

     

    Langage prison = usage du langage qui concrétise un rapport de forces. Impression d’être figé dans un rôle, ce qui va de pair avec le fait d’user d’un langage inauthentique, qui n’est pas le sien => clichés et usage de la parole fonctionnent avec des images renvoyant à l’emprisonnement:

    XXIV : métaphore de la ronde (jeu d’enfants) sinistre, voir aussi XIX et XXIII = textes qui évoquent la sensation que l’individu est pris dans un rôle qu’il ne veut pas jouer et dans un langage qui n’est pas le sien. Donc l’opération d’emprisonnement passe aussi par le langage.

    Le langage qui tue :

    - art et artistes = ôter toute authenticité ou originalité. Réduction des artistes à des clichés sans rapport avec leur art (ex oreille coupée de Van Gogh, dans tropisme VII).

    - Idée d’un domaine qu’il faut maîtriser = lui ôter la dangerosité du vivant, XI, ouverture du texte = image de la dévoration + clichés en clôture du texte = appropriation et destruction de ce qui fait la valeur de l’oeuvre.

    - Caractère oppresseur du langage tout fait et du cliché: XXIII: «Ils ne voulaient rien d’autre que demander – comme c’était naturel, comme tout le monde faisait, quand on se rendait visite entre amis, entre parents – lui demander ce qu’elle avait fait de bon, si elle avait lu beaucoup ces derniers temps, si elle était sortie souvent, si elle avait vu cela, ces films, ne les trouvait-elle pas bien… » Discours indirect libre qui fait entendre la parole des individus qui cherchent à réifier autrui.

     

    => monde banal, automates, monde quasi mort ou bien totalement figé, rassurant pour ceux qui s’y conforment et hostile aux gens différents (XXII, XXIII etc.). L’art est perçu comme dangereux car il échappe aux clichés, en cela il est plus proche des tropismes.

     

    C) Faire ressentir les tropismes et non analyser les phénomènes psychologiques

    Sarraute met à distance le roman psychologique et ses analyses (L’Ere du soupçon). Toute la gageure de son entreprise dans Tropismes visent à représenter des phénomènes dynamiques, mouvants et dissimulés sans les figer (= détruire leur authenticité). Pour ce faire elle doit modifier les règles du récit et le traitement du langage.

     

    Représentation des tropismes passe par représentation non-réaliste du monde dans lequel évoluent les individus, afin de représenter l’indicible. On remarque:

    Une forme de porosité entre l’intériorité et l’extériorité, ce qui permet de faire ressentir les stimuli auxquels les protagonistes sont soumis. Ex:

    • V, indifférenciation du narrateur, du lecteur, du décor et du protagoniste avec l’emploi du pronom indéfini «on»: «Il paraissait certain, quand on ouvrait la porte et qu’on voyait l’escalier, plein d’un calme implacable, impersonnel et sans couleur, un escalier qui ne semblait pas avoir gardé la moindre trace des gens qui l’avaient parcouru, pas le moindre souvenir de leur passage» + personnification avec l’adjectif «calme». Faut-il y voir un hypallage, la transposition des sentiments humains sur les objets ? En tout cas l’emploi du terme suggère un brouillage des frontières.

     

    L’importance consacrée aux sensations: Sarraute veut nous faire ressentir les mouvements intérieurs et leurs manifestations externes, exs. :

    • V : importance des sensations extérieures (lumière, chaleur p. 21) + l’angoisse d’un contact répugnant avec une entité mystérieuse (bas p22, analogie avec la méduse). Pronom personnel «eux» suggère qu’il s’agit de la présence d’autres individus, il en est de même pour le bruit de l’eau qui coule qui suggère une présence humaine. Faire du bruit serait se faire remarquer des autres ce qui explique l’idée de menace qui plane p23. L’autre qu’on évite n’a pas de forme, il est pressenti sur le mode de l’angoisse. Sarraute fait ainsi ressentir un mouvement intérieur pré-rationnel et pré-langagier et nous place au coeur de la conscience et des ressentis du personnage anonyme.

    • VIII: voir tout le passage p34-35 = «L’air était immobile et gris … Et le petit sentait quelque chose qui pesait sur lui, l’engourdissait. Une masse molle et étouffante …» sensations qui rendent compte d’impressions indicibles, image de l’absorption forcée + thématique de la pénétration p35 qui rendent compte des impressions de l’enfant mais aussi du changement intérieur opéré par l’interaction avec le grand-père. Repérer également les différents niveaux de conscience : le discours du grand-père, les apparences de bienveillance dans son comportement et sous ce discours la réalité de la volonté de dominer (c’est le «besoin … de les manipuler» énoncé dès le début du texte p33).

    L’intérêt pour les images renvoyant au biologique pour faire ressentir au lecteur ces impressions fugaces : exs.

    • Le gluant avec la méduse (cf. ci-dessus),

    • l’aqueux et le moite au début du I «sourdre», «suinter», «s’étirer», «émaner». Images en rapport avec les tropismes qui «glissent très rapidement aux limites de notre conscience»

    Les mouvements et la gestuelle en rapport avec la présence d’autrui qui matérialisent les non-dits et les tropismes (mouvements intérieurs fugace en réaction aux stimuli d’autrui), exs :

    • Image du repli (proche mouvement des plantes dont terme tropisme est issu) bas de la p74

    • L’emprise sur autrui figurée par des images frappantes et concrètes :

      - XV p63 («il desserrerait son poing»), p62 : «elle continuait à frétiller doucement»;

      - IX sorte de pantomime p37 = gesticulations qui renvoient à des phénomènes plus profonds, interaction sociale où l’interlocuteur tente de réfréner la réaction p38 («empêcher que cela ne sorte»).

      - L’image de la ronde (voir plus haut dans le cours)

    => rend compte de la complexité des relations humaines et des réactions qu’elles suscitent. Interactions avec autrui suscitent de l’angoisse, éléments anodins comme une intonation génèrent des mouvements chez autrui; ces interactions manifestent aussi la volonté de domination de certains. On ne peut pas échapper au contact avec autrui. Idée de menace assez récurrente dans Tropismes.

     

    D) La représentation des tropismes et le travail du langage par Sarraute

    La recherche de la forme = nécessité de travailler le langage pour sortir de l’usage courant, rejet du cliché, nécessité de parler autrement :

    Voir ce qu’en dit Sarraute dans des interviews ou des conférences :

    • « la réalité pour le romancier, c’est l’inconnu, l’invisible. C’est ce qu’il lui semble être le premier, le seul à voir ; ce qui ne se laisse pas exprimer par les formes connues et déjà utilisées. Mais ce qui exige pour se révéler un nouveau mode d’expression, de nouvelles formes ».

    • « ce qui seul compte, c’est la fraîcheur encore intacte de la sensation, la mise au jour d’un ordre de sensation neuf d’où la forme qui l’exprime tire toutes ses vertus » (Oeuvres complètes p. 1678).

    • « L’acte créateur, c’est, me semble-t-il, le mouvement par lequel l’artiste brise cette gangue, fait jaillir ces éléments intacts et neufs, les groupe, leur donne une cohésion, les construit en un modèle qui est l’œuvre d’art elle-même.» (p. 1657)

     

    S’approcher des tropismes = trouver un langage qui ne fige pas pour respecter le caractère dynamique et imperceptible des tropismes => procédés d’écriture de Sarraute:

    Une approche tâtonnante pour rendre compte des fluctuations des phénomènes et de leur caractère imperceptible :

    • Usage de la modalisation = travail d’approximation qui mime l’approche de phénomènes mouvants qui échappent: V : reprise du verbe «sembler» => répétition permet de suggérer que les sensations du personnage sont causées par ce qu’elle voit «autour d’elle»: « Et autour d’elle toute la maison, la rue semblaient l’encourager, semblaient considérer cette immobilité comme naturelle»; I: «Ils semblaient sourdre», «comme s’ils suintaient des murs»

    • Les reformulations, les approximations ou les variations synonymiques:

      - «Une quiétude étrange, une sorte de satisfaction désespérée émanait d’eux.» ( I)

      - «Il avait peur, il allait s’affoler, il ne fallait pas perdre une minute pour raisonner, pour réfléchir.» ( IX)

      - «il peut le trouver piquant, amusant, aguichant.» ( IV)

      - « comme attendant que quelque chose éclate » ( V)

      - «attendre, demeurer ainsi immobile, ne rien faire, ne pas bouger, que la suprême compréhension, que la véritable intelligence, c’était cela, ne rien entreprendre, remuer le moins possible, ne rien faire» (V) => accumulation et reprise de termes proches du point de vue du sens, qui montrent une progression dans l’appréhension du phénomène et montre aussi son caractère sans cesse changeant.

    Importance des analogies et des images pour représenter le phénomène psychique :

    • II: «comme s’ils avaient le vertige mais ne pouvaient pas s’arrêter, comme s’ils avaient mal au cœur mais ne pouvaient pas s’arrêter, comme on se ronge les ongles, comme on arrache par morceaux sa peau quand on pèle, comme on se gratte quand on a de l’urticaire, comme on se retourne dans son lit pendant l’insomnie, pour se faire plaisir et pour se faire souffrir, à s’épuiser, à en avoir la respiration coupée…» => figuration concrète d’un phénomène abstrait + appel à une communauté d’expérience pour faire ressentir e phénomène au lecteur. Sarraute n’utilise pas le langage de l’analyse mais valorise la sensation.

    • XI: «Comme un cloporte, elle avait rampé insidieusement vers eux et découvert malicieusement «le vrai de vrai», comme une chatte qui se pourlèche et ferme les yeux devant le pot de crème déniché.» = analogies et images pour rendre compte du désir de s’approprier la culture d’autrui dans le rapport le plus intime que l’autre peut entretenir avec cette culture. On est encore dans l’imaginaire de la décoration ou de l’absorption, qu’on trouve régulièrement dans Tropismes, généralement pour rendre compte de la volonté de domination de certains. Sarraute utilise ces images pour conserver la complexité et l’originalité du phénomène qui serait figé et simplifié si l’on utilisait des formules toutes faites ou des termes connus (voir ce qu’elle dit dans sa conférence sur le langage au sujet du terme «timidité »). Voir par exemple la phrase cliché qui nie toute authenticité à l’intérêt du personnage pour la culture à la fin du IX: «C’est si beau», disait-elle, en ouvrant d’un air pur et inspiré ses yeux où elle allumait une « étincelle de divinité ». »

    Rythme et sonorité, fonction poétique du langage => rendre sensibles les phénomènes, en faire l’expérience et non l’analyse :

    - Par ex. §1 de I : jeu sur les sonorités, par ex. allitérations en (s). Rythme des phrases qui mime l’évolution des protagonistes, phrases qui s’allongent puis groupes de mots plus brefs qui miment le moment où ils s’agglutinent. Voir aussi le 3e § de 1: rythme + répétitions qui rendent compte du battement («dont les dents et les yeux, à intervalles réguliers, s’allumaient, s’éteignaient, s’allumaient, s’éteignaient, s’allumaient, s’éteignaient, toujours à intervalles identiques, s’allumaient de nouveau et de nouveau s’éteignaient.»). Reproduit les mouvements de contraction et de dilatation énoncés dès le début du texte. Déshumanisation, assimilation à des organismes primitifs animés d’un instinct communs.

     


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