• D’après l’onomastique du prénom « Armand Vedel », celui -ci signifie « homme fort » (du germain hart et mann). Seulement ce personnage secondaire qui n’apparaît qu’au chapitre 12 de la première partie et au milieu de la troisième et dernière partie, est loin d’être un personnage fort et courageux. Il semble en apparence vulgaire et cynique. Qui est donc Armand Vedel et que représente-t-il pour Gide ? Afin d’y répondre, nous aborderons ce personnage par son rôle scénaristique à première vue effacé, pour ensuite analyser sa portée symbolique au sein des thèmes du roman.

     

    I/

    Le plus frappant dans le personnage d'Armand est le rôle de comédien qu'il se donne renforcé par l'intention de Gide. Il semble y déverser tout l'humour qu'on peut retrouver dans ses autres œuvres – Les Caves du Vatican, par exemple, où l'entièreté de l'intrigue respire l'ironie et surtout le comique de situation. Les faux-monnayeurs n'abordant pas de tels thèmes, et Gide ne pouvant pas totalement supprimer un élément propre à son écriture, c'est à Armand d'amener un certain sarcasme. Il est le personnage usant le plus d’ironie, de cynisme et de franchise quoique ambigu car cette façon d’être peut cacher autre chose. Le reste des personnages agit souvent de manière très sérieuse et analytique, et même si certains moments humoristiques les concernent, ils sont racontés à travers Armand comme avec la visite de Cob Lafleur chez Passavant dans le 16e chapitre de la 3e partie.

    Dans le récit, nous faisons connaissance avec Armand à travers le journal d’Édouard que Bernard a volé. La scène du journal se passe pendant le mariage de Laura Vedel - sa grande sœur- et Félix Douviers. L’image que nous avons de ce personnage est, à travers les yeux d’Édouard, un garçon ivre débitant des absurdités. Néanmoins, son ami Olivier pense « qu’il joue un rôle »: « je crois qu’il est très malheureux et que c’est pour cacher cela qu’il se moque ». De plus, grâce à lui on en apprend davantage sur la pension Azaïs-Vedel et on découvre sa famille lançant ainsi d’autres petites intrigues. Armand a ainsi pour rôle de lier un groupe à un autre: il rapproche à deux reprises Olivier et Sarah, il enferme celle-ci avec Bernard. Il semble alors fasciné par l’intimité que deux êtres peuvent avoir. Les liens qu'il établit en inclue un avec Strouvilhou à travers Ghéridanisol qu'il connaît puisqu'il fait parti des écoliers de la pension. Olivier le remplacera d'ailleurs  dans Les Argonautes, ce qui paraît être une place lui convenant bien mieux, comme s'il elle lui était destinée tellement qu'il est similaire aux autres lugubres auteurs y participant. Dans le 7e chapitre de la 3e partie, Gide mentionne qu'Olivier aurait dû être le secrétaire d'Édouard. Dans ce cas là, il aurait été fort possible qu'Armand fut celui choisi par Passavant pour diriger la revue.

    En effet, il s'avère être un personnage vulgaire et cynique comme montré dans le journal d'Édouard dans le 2e chapitre de la troisième partie du roman. Il n’est plus ivre et pourtant, c’est à ce moment que ces deux traits ressortent le plus: « dit-il cyniquement »/« je lui fous mon poing sur la gueule ». Après avoir parlé davantage avec Armand, Édouard rejoint l’opinion d’Olivier : « Je me souvenais de ce qu’Olivier m’avait dit de son camarade, et il me parut en effet qu’une expression de souci profond se cachait derrière sa méchante ironie ». Armand semble un personnage un peu névrosé: «ses sarcasmes et son ironie abritent une excessive sensibilité» et incompris par son entourage: « ses parents ne le comprennent pas du tout ». Cela suscite d’ailleurs plusieurs discussions dont il est le centre. C’est le cas dans les dialogues entre Édouard et Olivier, puis Édouard et Bernard : « un curieux numéro ». Plus tard , au chapitre 7 de la dernière partie, Armand s'ouvre tout à coup à Olivier : il parle de façon très distancée et philosophique («j’ai conscience du ‘’par-delà’’ »/  « je resterai toujours en deçà ») de lui-même. Il passe de l’ironie « il est très épatant, mon papa » au sérieux le plus total en passant par une franchise crue et excessive :  « j’ai mise au-dessus de mon lit pour me donner des idées lubriques ». Le jeune Vedel, à travers son attitude contradictoire, est alors présenté comme un mystère à déchiffrer, autant pour les autres personnages que pour nous lecteurs.

     

    II/

    L'hypocrisie étant un des thèmes principal du roman, il n'y a aucune surprise à ce qu'Armand en soit affecté. Il se démarque cependant des autres personnages par son attitude décalée, comme un mélange d'hypocrisie et d'honnêteté. Il avoue lui-même son étrangeté sur le sujet: « Je ne suis sincère que quand je blague.» au 16e chapitre de la 3e partie – cela était par ailleurs un mensonge pour se rattraper de sa faiblesse passée. En effet, Armand est visiblement un personnage très tourmenté émotionnellement ce qui résulte en un flot constant d'ironie et de sottises pour mieux cacher son état. Son masque est celui d'un comédien qui s'accentue lorsqu'il est soûl durant le 12e chapitre pour mieux divertir ses amis, jusqu'à se laisser emporter par le sentiment de validation procuré par leurs rires et ainsi devenir de plus en plus grossier (« Vous ne saviez peut-être pas que ma sœur était une putain ? » chap.12, 1ère partie). Son ironie est parsemée de paroles brusquement honnêtes comme lorsqu'il est question de l'amour qu’Édouard a pour Laura, et de l'amour que Laura porte à Douviers. Cette honnêteté inattendue sert à renforcer ce mécanisme de renfermement de soi: un mensonge mélangé à de la vérité est bien plus plausible ainsi.

    Ce qu'il tente de dissimuler, c'est sa profonde haine de soi qui paraîtra non-justifiée au lecteur puisque, mis à part son ironie et donc son système de défense émotionnel même, il n'est pas l'auteur de vices. Armand se trouve ainsi très loin du niveau de certains autres personnages comme Laura qui est trop occupée à fuir ses responsabilités par exemple. Dans le 2e chapitre de la 3e partie, il les critique et justifie ses propos par: « C'est au contraire parce que je ne suis pas meilleur qu'elle que je la juge. Je m'y connais. » avec, plus loin: « Mais, du moins, je ne sais que je ne suis qu'un salaud ; et je n'ai jamais cherché à poser pour autre chose.» C'est parce qu'il ne se considère par comme une bonne personne qu'il se permet de juger ceux qui n'en sont pas non plus. Convaincu d'être sale lui-même, il vit dans ce qu'il pense lui correspondre comme on peut le voir à travers l'ambiance générale du 7e chapitre de la 3e partie : « blafard », « pénible odeur », « la cuvette n'était pas vidée » et j'en passe. Par ce qui semble être un amour de la saleté, Gide montre à quel point le puritanisme protestant qu'il a subi est inutile : les Vedel voulait faire d'Armand un clerc alors que celui-ci avoue ses « pensées lubriques ».

    C'est d'ailleurs dans ce chapitre qu'Armand craque, où son nom devient encore plus ironique. Armand est d'une hypocrisie faible qui finit par s'effondrer après tant de souffrance « cachée », entre guillemets car Édouard et surtout Olivier avait déjà remarqué son état, comme mentionné plus haut. C'est à travers ses intéressantes réflexions sur les limites qu'on peut y apercevoir une métaphore de son personnage: il se noie dans ses tourments, et la goutte de trop fait déborder le vase: il pleure presque. Le rôle d'hypocrite n'est pas fait pour lui puisqu'il finira toujours par n'en plus pouvoir et ainsi revenir à son honnêteté à laquelle il ne peut échapper s'il décide soudain de se confier à quelqu'un. Présenter sa chambre et ses projets putrides ne pouvait qu'amener Olivier à réaliser son désespoir. La discussion entre les deux s’avère être un immense appel de détresse de la part d'Armand, qui aurait finalement peut-être pu changer et abandonner sa fausseté si seulement Olivier n'avait pas fait passer son rendez-vous avec Passavant avant son ami.

    Son développement a beau connaître un frein, Gide ne se contente pas de ne faire d'Armand qu'un hypocrite raté. Il lui donne une autre profondeur, celui d'une bonne personne qui renie ses bons sentiments, comme Bernard l'a deviné à la fin du 4e chapitre de la 3e partie:«tout ce qu'il a de bon en lui, de généreux, de noble ou de tendre, il en prend honte» Effectivement, Armand semble être l'un des seuls personnages à réellement s'inquiéter de ceux qu'il aime. Puisqu'il se considère comme un « salaud », il n'hésite pas à mettre sur un piédestal tous ceux qu'il juge meilleurs que lui. La personne qu'il semble aimer le plus est sa sœur Rachel, souvent mal traitée par ses proches alors que, comme Édouard l'avait déjà remarqué, elle est le personnage féminin le plus vertueux. Dans le chapitre 7, alors qu'Olivier s'inquiète de l'état d'Armand, celui-ci répond par la description de celui de Rachel, qu'il est prêt à physiquement défendre contre un client dans le chapitre 2 de la 3e partie. Il s'occupe du bien-être de son autre sœur Sarah jusqu'à être ému de sa relation avec Bernard dans le 9e chapitre de la même partie. Enfin, il visite Olivier dans le 16e chapitre pour non seulement prendre de ses nouvelles, mais aussi pour montrer qu'il a trouvé un rôle – rédacteur en chef de la revue que Passavant dirige – dans lequel il s'épanouit...pour l'instant, car Armand a déjà craqué après tant de temps passé à jouer l'hypocrite.

     

    En d'autres termes, Armand a beau avoir un rôle secondaire, il reste tout de même important au sein des liens entre les personnages et se démarque immensément des autres hypocrites qui l'entourent. Il représente pour Gide le cas rare de personnes se forçant à jouer un rôle alors qu'elles possèdent bien trop de qualités pour y arriver mais, afin de cacher ces sensibilités, elle n'abandonneront pas ce masque, quitte à littéralement se pourrir la vie comme le fait Armand. Celui-ci, bien qu'hypocrite au nom de la survie sociale, demeure un personnage aux qualités cachées comme pour rendre hommage à son ami de lycée s'étant ôté la vie pour des raisons probablement similaires.


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